FEMMES, MUSIQUE, RAPPORT Ă L'ARGENT, ET SI ON SORTAIT DE L'AUTO-CENSURE ? đ€
DĂ©cembre 2008, jour de paie.Â
SâinquiĂ©tant dâune erreur, un collĂšgue me montre son bulletin de paie pour confirmer que nous avons bien le mĂȘme nombre de jours travaillĂ©s. Celui-ci est exact, mais son salaire en bas de la feuille, nâa rien Ă voir avec le mien ⊠Surprise, je vĂ©rifie le montant de mon cachet journalier, je vĂ©rifie le sien … Il y a 25 ⏠net de diffĂ©rence !
Ce mois-ci, nous avions travaillĂ© 20 jours. Jâavais donc gagnĂ© 25 ⏠x 20 jours = 500 ⏠de moins que mon collĂšgue, et que tous mes autres collĂšgues aprĂšs vĂ©rification. JâĂ©tais la seule femme de cet orchestre, et 500 ⏠était le montant de mon loyer.
Lorsque je leur fais part de ma surprise et de mon Ă©tonnement, plusieurs me rĂ©pondent quâils me comprennent, mais quâen mĂȘme temps, cet Ă©cart est, selon eux, justifiĂ© car mon volume de notes jouĂ©es serait moindre ! En rĂ©alitĂ©, mon temps de prĂ©sence sur ce lieu de travail est supĂ©rieur au leur dâune heure par jour, maquillage de scĂšne (payĂ© de ma poche) oblige, et notre temps de jeu sur scĂšne exactement le mĂȘme.
Je demande des explications Ă la direction. Celle-ci me rĂ©pond que cet Ă©cart de salaire n’a RIEN Ă VOIR avec le fait que je sois une femme. Ce cachet est le salaire allouĂ© au poste de violoniste. OkâŠÂ Mais ce poste de violoniste est le seul Ă ĂȘtre occupĂ© par une femme, et ce depuis que cet orchestre existe.
Vous me voyez venir ? đ§
                                                Si A (salaire) = B (violoniste)  Â
                                          et que B (violoniste) = C (femme)Â
                                             Donc A (salaire) = C (femme)Â
LâannĂ©e d’aprĂšs, jâobtiens gain de cause, grĂące Ă la crise ! Un effort sur les salaires est demandĂ© Ă chacun des employĂ©s, ce qui donne lâoccasion de rééquilibrer les grilles obsolĂštes. Tout le monde accepte. Mes collĂšgues perdent quelques euros par cachet journalier alors que jâen gagne quelques autres. Nous avons enfin le mĂȘme salaire.
Je me souviens alors de la rĂ©flexion de lâun dâeux : â ça y est, tâes contente ??!! â comme si j’Ă©tais lâemmerdeuse de service responsable de la baisse de son cachet.
Oui, jâĂ©tais contente que mon travail soit reconnu comme le sien, et non, je nâĂ©tais pas contente que la crise ait provoquĂ© une baisse de son revenu. Jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© ĂȘtre augmentĂ©e de 25 ⏠euros jour !
Jâai longtemps gardĂ© en moi lâempreinte de cette colĂšre, ressentie ce jour de dĂ©cembre. Une colĂšre teintĂ©e de honte et dâhumiliation. Ces Ă©motions eurent sur moi lâeffet dâun Ă©lectrochoc.Â
Ces derniĂšres annĂ©es, la parole des femmes se libĂšre dans tous les milieux : cinĂ©ma, musique, politique, littĂ©rature, sport…. Les affaires Weinstein et Polanski, entre autres, ont le mĂ©rite de permettre Ă chacune.s, de tĂ©moigner des injustices et humiliations faites par un monde masculin qui ne veut pas lĂącher ses acquis issus de notre vieille sociĂ©tĂ© traditionnellement patriarcale. La honte est le sentiment qui revient le plus souvent dans ces tĂ©moignages et sur cela on peut agir. Câest pourquoi jâai voulu consacrer un article de ma sĂ©rie âLa boĂźte Ă outils dâune musicienne proâ Ă ce sujet.
Dans la mouvance de cette libĂ©ration de parole jâai, depuis quelques mois, beaucoup Ă©changĂ© avec mes collĂšgues musiciennes sur le rapport Ă lâargent dans le milieu de la musique lorsque lâon est une femme.
Deux questions se sont imposĂ©es :Â
1- Quelle est la situation réelle des femmes dans le milieu de la musique ?
2- Que pouvons-nous faire chacune Ă notre niveau pour reprendre le pouvoir sur notre valeur, notre carriĂšre, notre argent ?
Jâai questionnĂ© mon propre parcours, celui dâautres musiciennes et en ai extrait 3 leviers sur lesquels agir pour reprendre la main sur son rapport Ă lâargent et incarner le changement que lâon veut voir dans le monde.
1/ TOUR D’HORIZON
Dans le milieu de la musique classique, lâinĂ©galitĂ© salariale entre hommes et femmes est alarmante. Le salaire des femmes est infĂ©rieur de 21% Ă celui des hommes. Câest la conclusion dâune Ă©tude menĂ©e par le groupe de protection sociale Audiens (Antoine Pecqueur , La lettre du Musicien). Chaque semaine, cela signifie quâelles travaillent gratuitement pendant une journĂ©e. Dans le domaine de lâintermittence, la diffĂ©rence, certes plus rĂ©duite, existe Ă©galement. Elle est de 9 % en faveur des hommes.
Dans la musique Ă©lectronique, le constat est le mĂȘme. En 2017, l’agence Honey Book a publiĂ© une Ă©tude soulignant lâĂ©cart drastique de salaire entre les hommes et les femmes. Les femmes DJ sont payĂ©es 54% de moins que les hommes.

Au-delĂ du fait que les professions du monde de la musique soient traditionnellement masculines, il existe pour moi 3 facteurs Ă lâorigine de cette situation.
- Parler dâargent est tabou en France.
- Parler dâargent quand on est artiste est tabou en France. â – Quoi ? tu ne vis pas de lâamour de lâart ? Tu gagnes de lâargent avec ? Tu te prostitues quoi ! â
Cf : Larousse : Se livrer Ă la prostitution, faire commerce de son corps. LittĂ©raire. Faire un usage indigne de son talent, de ses capacitĂ©s, s’avilir ; accepter des compromissions pour de l’argent.
- La difficultĂ© de femmes artistes Ă fixer un tarif, demander une augmentation, alors quâelles doivent lutter souvent 2 fois plus que leurs homologues masculins pour ĂȘtre reconnues pour leurs compĂ©tences techniques et non pour leurs apparences physiques.
â En fait, les femmes qui gagnent le plus dâargent dans notre monde sont celles dont on rĂ©munĂšre la beautĂ© et la fraĂźcheur : les mannequins, les actrices (…) Le partage des rĂŽles fĂ©minins et masculins est effectivement trĂšs difficile Ă inflĂ©chir. Globalement, les femmes ont toujours du mal Ă affirmer leur dimension de sujet: leur droit Ă avancer des idĂ©es, Ă donner leur avis, Ă agir, Ă parler, Ă Ă©crire, Ă filmer, sans quâon les ramĂšne constamment Ă leur apparence, Ă leur physique, au spectacle quâelles offrent ». Extrait dâune interview donnĂ©e par lâessayiste Mona Chollet Ă Â Emilie Laystary Ă propos de son livre âBeautĂ© fataleâ .
Que symbolise lâargent dans nos relations sociales ?Â
Dans lâinconscient collectif, lâargent reprĂ©sente le pouvoir. Le pouvoir de subordonner quelquâun, et le pouvoir de s’Ă©manciper.Â
Pendant des siĂšcles, les femmes ont Ă©tĂ© sous la tutelle de leurs maris. Il aura fallu attendre 1965 la rĂ©forme des rĂ©gimes matrimoniaux pour quâelles puissent avoir un emploi sans leur demander lâautorisation et enfin disposer de leurs biens propres. En 1970, la notion de chef de famille est supprimĂ©e au profit de lâĂ©galitĂ© des Ă©poux face aux responsabilitĂ©s parentales. Et ce nâest que 5 ans plus tard que le divorce par consentement mutuel est finalement autorisĂ©.
Lâargent symbolise bien souvent la valeur que lâon se donne et celle par laquelle on pense que les autres nous dĂ©finissent. Pour les femmes, 45 ans plus tard, la confiance et la lĂ©gitimitĂ© en leur propre valeur en tant que sujet souverain sont encore pour certaines compliquĂ©es Ă intĂ©grer. Cette prise de conscience de soi est pour moi la clĂ© de lâĂ©mancipation.Â
Comment faire pour retrouver sa lĂ©gitimitĂ© afin de nĂ©gocier un contrat dâĂ©gal Ă Ă©gal, se positionner face Ă des collĂšgues masculins ou fĂ©minins, demander une augmentation ?Â
 â Soyez vous-mĂȘme, tous les autres sont dĂ©jĂ prisâ Oscar Wilde
2/ MES 3 LEVIERS POUR SORTIR DE LâAUTO-CENSURE
Il y a quelques mois, jâĂ©tais en voiture avec une amie violoniste. Nous parlons boulot. Elle me raconte quâelle est ennuyĂ©e car un client attend sa proposition de devis dans lâheure et elle nâa aucune idĂ©e du tarif quâelle peut lui demander. Câest une excellente musicienne, qui travaille dans le mĂ©tier depuis des annĂ©es et dont le travail est reconnu par ses pair.e.s. Je lui demande ce quâelle touche habituellement pour ce genre de prestation. Elle me rĂ©pond : â Ăa dĂ©pend du client. Je ne sais jamais combien demander, donc je fais en fonction de ce que le client me propose. Mais jâen ai marre parce que jâai l’impression de me faire entuber Ă chaque fois !â.
Cette anecdote rĂ©vĂšle le quiproquo responsable de cette situation. La valeur de soi et la valeur dâune prestation de service ont une existence propre et Ă ce titre demande une rĂ©flexion propre. La valeur de soi est la perception que nous avons de nous-mĂȘme. La prestation de service est un contrat par lequel un prestataire sâengage Ă fournir un service Ă un client, en contrepartie dâun paiement.
Mon amie confond ici la valeur de sa prestation avec sa valeur en tant que sujet souverain. La premiÚre étape est donc de les dissocier.
Ce nâest pas soi que lâon vend mais un service.
1 – DĂ©finir la valeur de la prestationÂ
Comment pouvons-nous laisser autrui dĂ©finir la valeur de notre offre, si nous-mĂȘme nâen avons aucune idĂ©e ?
Plusieurs paramĂštres permettent de dĂ©finir le budget dâune prestation : La formation, lâexpĂ©rience, la raretĂ© de lâoffre, le temps de rĂ©pĂ©tition nĂ©cessaire, les durĂ©es et localisation du contrat …
Mon truc Ă moi : Jâai dĂ©fini, entre moi et moi, un montant minimal en-dessous duquel je ne sors pas de chez moi, quel que soit le type de prestation. Je prĂ©fĂšre jouer gratuitement quâen dessous de ce seuil, cette limite Ă©tant le tarif oĂč je ne me respecte pas. Â
2 – Sâautoriser Ă gagner de lâargent Â
Lâargent est encore un sujet tabou en France. Il inspire souvent malaise, honte, culpabilitĂ©. Ces Ă©motions nous viennent essentiellement de traditions sĂ©culaires de la vieille Europe.
Croyance limitante n° 1 : Lâargent est sale, source de pĂ©chĂ© alors que la musique reprĂ©sente la spiritualitĂ©, l’Ă©lĂ©vation de lâĂąme. Alors un musicien qui gagne de lâargent… vous voyez le tableau !
Croyance limitante n° 2: Les hommes savent mieux que moi parler affaires et discuter un contrat.
Comment sortir de ces systĂšmes de croyances ?Â
Etienne Schappler est lâauteur de Vivant  un ouvrage qui regroupe 99 outils pour sâĂ©couter, se retrouver et aller de lâavant. Voici lâun de ses outils que jâaime beaucoup.
- Sur une feuille, faire la liste de mes 5 principales croyances limitantes.Â
Exemples :Â
- Je ne suis pas douée en affaire
- On ne peut pas gagner dâargent en faisant ce qui nous passionne
- Je suis une femme donc je ne suis pas prise au sérieux
- Je dois choisir entre ma carriĂšre et ma famille
- etc …
- Puis je classe ces 5 croyances de la plus forte Ă la moins forte
- Sur une nouvelle feuille je change chacune de ces croyances limitantes en croyances motivantes.Â
Exemple : Je ne suis pas douĂ©e en affaires đ Je suis douĂ©e en affaires
- Chaque matin et chaque soir, je relis cette nouvelle liste, en imaginant les émotions liées à chacune de ces croyances motivantes et en les inscrivant dans mon corps par la visualisation. Le but est de reprogrammer les croyances de notre cerveau en y inscrivant le schéma de notre choix.
Je parle de la visualisation dans cet article âApprendre un rĂ©pertoire rapidementâ
3 – Lâunion fait la force
Ce 3Ăšme levier est celui de la solidaritĂ© et de lâentraide. Dans les pĂ©riodes de transitions, lâunion fait la force.Â
NâhĂ©sitons pas Ă Ă©changer avec dâautres femmes musiciennes et hommes musiciens pour sâinformer des prix du marchĂ©, se mettre dâaccord sur un tarif minimal commun Ă tous, comme sâinformer des clients peu respectueux par exemple. Si vous ne savez pas Ă qui vous adresser, il existe sur les rĂ©seaux sociaux des groupes dâentraides dĂ©diĂ©s Ă votre instrument, et Ă votre univers musical.Â
Osons demander, nâayons pas peur !
De par mon expérience, la bienveillance est une inclinaison bien plus naturelle que le rejet. Se serrer les coudes et veiller les un.e.s sur les autres !
Notre sociĂ©tĂ© est en mutation. Les schĂ©mas du vieux monde sâeffondrent et un nouvel Ă©quilibre est en train de se construire. Trouver sa place va prendre du temps. Il est important que chacun interpelle sa responsabilitĂ©, les hommes en laissant de lâespace, et les femmes en arrĂȘtant de sâauto-censurer.Â
â Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ! Le bonheur, c’est lorsque vos actes sont en accord avec vos paroles. DĂšs que quelqu’un comprend qu’il est contraire Ă sa dignitĂ© d’Homme d’obĂ©ir Ă des lois injustes, aucune tyrannie ne peut l’asservir.â
Gandhi
Bravo Laure pour cet article. Les croyances limitantes sont malheureusement particuliĂšrement bien installĂ©es chez les femmes dans tous les milieux professionnels. En tant que mĂšre de deux jeunes filles, dont une musicienne ;), câest un sujet particuliĂšrement sensible. Je vais leur faire lire cet article !
Waw ! Je suis extrĂȘmement touchĂ© par cet article ! J’entends depuis tout petit les nombreux dĂ©bats sur les inĂ©galitĂ©s salariales. Mais je ne m’Ă©tais jamais rĂ©ellement penchĂ© profondĂ©ment sur la question ! Merci de m’avoir ouvert un nouveau point de vue et une nouvelle piste de rĂ©flexion.
Je suis heureuse JérÎme que cet article vous ai touché ! Merci pour ce beau témoignage !
Une évidence que tout cela doit changer!
Merci pour ce papier bien écrit et plein de bons sens pour la femme.
Avec plaisir !
Bravo pour cet article ! J’ai dĂ©jĂ hĂąte de lire le prochain
Merci Killian !